Hugh Roberts

Anglais, Maître de conférence de littérature française à l’Université d’Exeter en Angleterre, formé aux Universités d’Oxford et de la Sorbonne

Je me souviens bien du moment, il y a une dizaine d’années, quand je suis arrivé à mon premier cours de Ju-Jitsu Butokukai.

Dire que la décision d’assister à ce cours m’a changé la vie peut sembler une exagération, mais c’est pourtant vrai.

Sans le savoir j’étais tombé sur un art martial qui continuera toujours à me fasciner, parce qu’il me travaille et me stimule physiquement, intellectuellement et éthiquement.

En outre, suite à ma décision d’aller à ce cours, j’ai eu la très grande chance de découvrir petit à petit le monde de maître Stefano Surace, où c’est toujours le plus incroyable qui est le vrai.

Ce premier cours m’a aussi donné le privilège de rencontrer les assistants du maître, dont Bruno Ovarlé, Thierry Ovarlé et Patrick Périer en particulier, qui partagent leur très grand savoir avec générosité.

Bref, la décision d’aller à ce cours m’a permis de découvrir un nouveau monde intérieur et extérieur.

Dans ce témoignage, je voudrais réfléchir sur mon parcours jusqu’ici, sur le Ju-Jitsu en termes plus généraux et sur mes activités d’enseignement et de « diplomatie ».

Mes réflexions sont forcément personnelles. Or, un témoignage sincère, réfléchi et signé est précisément le contraire des braves commentaires anonymes des samurais virtuels sur des forums d’Internet… C’est par contre quelque chose de très sérieux et engageant.

A l’époque de mon cours initial, j’étais en troisième année d’une licence de français et de philosophie à l’université d’Oxford. La licence de langues vivantes en Angleterre comprend une année à l’étranger, c’est la raison pour laquelle je me suis trouvé à Paris, où j’étais inscrit comme étudiant à la Sorbonne.

Or, n’étant pas d’un naturel très extroverti, j’avais du mal à rencontrer des français pour pratiquer mon français. Je me sentais bloqué du point de vue et linguistique et social. Il fallait bien trouver une solution et j’ai décidé de tenter un art martial, non pas parce que cela m’intéressait particulièrement, mais à cause du fait que j’avais un ami qui en faisait à Oxford et j’avais compris que c’était un moyen de rencontrer du monde.

Avant d’aller au cours de Ju-Jitsu Butokukai, j’avais assisté comme spectateur à un cours d’un autre art martial, mais il ne me tentait pas tellement, puisqu’il me semblait que les élèves restaient dans les rangs à faire des mouvements étranges et sans sens apparent.

Leurs saluts révérencieux me paraissaient quelque peu bizarres. Bref, j’étais totalement ignorant des arts martiaux, quand une affiche dans un gymnase près de chez moi promettant quelque chose pour ceux « au-delà d’un certain Q.I. » a attiré mon attention.

A mon arrivée dans ce cours, les différences entre ma très petite expérience des arts martiaux jusque-là et le cours de Ju-Jitsu m’ont frappé tout de suite. Déjà, ceux-ci portaient des chaussures, ne faisaient pas des saluts étranges et ils m’encourageaient à participer.

En outre, j’ai pu constater, pour la première fois de ma vie, la douleur qu’on ressent lorsqu’on subit les techniques : un choc !

J’ai rencontré le maître, qui semblait chaleureux. J’ai vu des ceintures noires qui faisaient des combats lorsque l’entraînement continuait autour d’eux. Enfin, tout semblait bien confus mais en même temps intriguant.

C’était évident pour moi que je ne ferais jamais des combats, moi, mais il me paraissait qu’il y avait là de quoi me distraire jusqu’à mon retour en Angleterre, et je me suis inscrit.

Au début, j’étais complètement inepte quant aux techniques, bien plus que la vaste majorité des débutants que j’ai vus depuis. Quelque peu paradoxalement, ma gaucherie était une grande motivation pour moi. De fait, je ne suis pas sportif, mais j’ai dû ressentir l’intelligence implicite de cette méthode et j’avais envie de la maîtriser d’autant que possible.

La satisfaction que j’ai eue quand j’ai commencé à me débrouiller un peu mieux était d’autant plus grande à cause de mon inaptitude initiale. Je me rappelle en particulier de mes premiers exercices de combat et l’encouragement que j’ai reçu du maître et de ses assistants.

Désormais, lorsque c’est moi qui enseigne, je crains pour ceux qui se débrouillent avec facilité au début : paradoxalement l’apprentissage risque d’être plus difficile pour ceux-ci.

Je me rends compte maintenant qu’un changement dans mes réflexes physiques entraînait simultanément un changement dans mes réflexes mentaux, ceux-ci étant de fait les mêmes. Il me semble que ces changements des réflexes mentaux et sociaux ont été pour moi jusqu’ici un processus long et non-violent.

Or, il est difficile de constater en moi-même ces changements internes. Pourtant je peux constater que le Ju-Jitsu stimule mes capacités mentales et physiques d’une manière bien plus intégrée que dans mes autres activités, et me travaille profondément.

J’ai ressenti en particulier les bienfaits pour la santé et pour la concentration lors de la rédaction de ma thèse. Si je continue à l’apprendre, c’est parce que je me suis rendu compte que le Ju-Jitsu aura toujours du travail à faire sur moi, et moi sur lui. Autrement dit, l’apprentissage de Ju-Jitsu ne peut jamais finir puisqu’il vise un perfectionnement de soi, or nous n’arrivons jamais à la perfection.

Cette idée est sans doute commune à toute école authentique de Ju-Jitsu (j’ai constaté personnellement son expression très claire en Californie, grâce à maître Crimi).

Un des aspects qui m’attire à notre école est la façon dans laquelle toutes nos techniques visent à transformer le chaos en harmonie et ordre. Le système que nous apprenons est extrêmement rationnel. A la fois très complexe – je m’étonne toujours des nouveautés chaque fois que je viens faire un cours, qui sont toujours de la même qualité et efficacité – et très simple, puisque les critères et les principes sont toujours les mêmes.

Ce système me fascine. Or, dans mes études et désormais dans mes recherches sur la littérature française pour mon travail, c’est précisément ce va-et-vient entre chaos et ordre qui me plaît.

J’essaye de travailler avec rationalité sur des objets qui ne sont pas forcément rationnels, à savoir les textes littéraires. Cet aspect de Ju-Jitsu répond à un aspect fondamental de moi-même, me semble-t-il.

Peut-être avons-nous tous besoin de faire face au chaos du monde et y mettre un peu d’ordre : le Ju-Jitsu est un outil très performant pour reconnaître le chaos et instaurer l’ordre. Evidemment, nous ne sommes qu’humains et notre capacité d’harmoniser les choses sera toujours limitée. Pourtant, le Ju-Jitsu nous oblige à reconnaître que nous sommes seuls responsables pour notre position dans le monde.

Si nous nous trouvons dans une mauvaise situation, c’est parce que nous n’avons pas su appliquer la bonne technique pour y échapper. Ce qui est vrai pour le monde des choses est d’autant plus vrai pour nos mondes intérieurs.

Je suis très loin d’être arrivé au point où j’applique les principes de Ju-Jitsu régulièrement dans ma vie quotidienne mais je vois la voie qui est devant moi et je voudrais voir jusqu’où je peux aller. C’est d’ailleurs pour cette raison que je comprends tout à fait pourquoi certains élèves qui sont arrivés à un niveau assez haut s’arrêtent là. Ils ont dû se rendre compte de l’énormité de l’épreuve devant eux.

J’ai vécu en Angleterre pour la plupart des dix ans suivis à mon début en Ju-Jitsu. Si j’ai pu progresser même en l’absence des cours réguliers, c’est parce que j’ai assisté aux stages d’une manière assez assidue. J’ai aussi enseigné officieusement à quelques copains et, plus récemment, j’ai assisté à la création d’un club à Londres avec mes amis Benjamin d’Hardemare (3e dan) et Nicolas Courtois (2e dan).

L’enthousiasme et la motivation des élèves sont devenus de nouvelles sources d’enthousiasme et de motivation personnels.

Enseigner le Ju-Jitsu met en question tous les acquis du professeur. De ce point de vue, notre école est bien plus intense que mes cours de littérature et philosophie françaises à l’Université, puisqu’elle embrasse à la fois l’élève et le professeur entièrement, et non pas seulement sur un plan intellectuel limité.

Dans ce sens, il me semble que le Ju-Jitsu remonte en quelque sorte à la philosophie ancienne occidentale dans laquelle les idées n’étaient pas seulement purement théoriques, mais entraînaient éventuellement un mode de vie.

Etant pour longtemps le seul élève anglais, cela m’a mis dans la position privilégiée d’ambassadeur, justement à cause de ma maîtrise de l’anglais. Je n’étais pas un diplomate de nature, comme ceux avec qui j’avais à faire pouvaient le constater, mais essayer d’assister maître Stefano Surace à maintenir ses liens avec d’autres maîtres est la moindre chose que je puisse faire.

Bref, grâce au hasard d’avoir vu il y a une dizaine d’années à Paris une affiche qui m’amusait, j’ai eu l’énorme chance de faire la connaissance de deux très grands maîtres de Ju-Jitsu, maître Surace et, plus récemment, maître Crimi.

Si la diplomatie avec ce dernier s’avéra difficile au début, cela a donné une opportunité pour nos deux écoles de se comprendre et s’apprécier par la suite.

Et c’est aussi cela qui m’a amené en Californie, pour rendre visite à maître Crimi dans son dojo de Hikari Ryuza Ryu ju-jitsu, pour réaffirmer l’amitié entre nos deux grandes écoles de ju-jitsu.

En fait, mon impression dominante de ce récent bref séjour en Californie a été celle de l’affection qu’ils manifestaient les uns envers les autres et envers moi-même.

J’espère vivement que les échanges entre nos deux écoles puissent continuer.

Si le Ju-Jitsu était facile, il ne serait pas aussi fascinant. Il y a une dizaine d’années, j’ai commencé un voyage sans fin. Je tiens ici à exprimer ma reconnaissance infinie pour tous ceux qui m’ont aidé sur ce chemin, dont la première place est réservée évidemment à maître Stefano Surace.

26 juillet 2008

Hugh Roberts